Journey to 30.
Mon voyage vers mes 30 ans.

Lettre à moi-même - 19/01/2023
[TW: VIF, maltraitance, story time]

Chère Emeline,

Tu vas avoir 30 ans. Tu imagines? Pendant très longtemps, tu étais persuadée que tu allais mourir jeune. Je pensais avant que c'était juste une histoire de pressentiment, une vague impression. En y réfléchissant maintenant, je crois comprendre.

Quel aurait été l'intérêt pour toi de vivre alors qu'on te répétait "T'es qu'une bonne à rien", "tu sauras jamais rien foutre de tes dix doigts", " regarde toi, personne voudra jamais de toi". Tu étais alors persuadée d'être inutile sauf peut être pour faire plaisir à maman. Et tu as compris très vite ,mais par intermittence, que ce qui faisait plaisir à maman, c'est que tu souffres. " Vas-y pleure, ça me fait du bien.", elle te frappait puis accusait à l'école ton petit frère alors encore âgé de moins de 2 ans. Elle te faisait ensuite jurer que jamais tu n'en parlerais. Puis en rentrant de l'école, elle se persuadait que tu en avais parlé à ta meilleure amie, Morgane. Tu auras beau lui dire qu'elle n'était pas à l'école car elle avait été opérée de l'appendicite, elle ne te croira pas, percluse dans son délire, et te frappera de plus belle.

Tu l'as menacée d'en parler à papa et quand tu lui as dit à ce Paternel, cet homme sensé te protéger selon les films que tu regardes, il t'a encore plus frappée en te disant que quoi qu'il se soit passé tu ne dois faire tout ce que maman te dit. Il te l'a assez répété: " Tu n'as qu'un droit ici, fermer ta gueule et faire ce qu'on te dit."

Pourtant tu savais qu'il ne fallait pas faire confiance à papa. Tu le voyais peu car il travaillait beaucoup mais tu voyais bien qu'il buvait tout le temps de l'alcool, que parfois il marchait même plus droit, qu'il tombait dans les escaliers. Tu sais aussi qu'il n'es plus lui même dans ces moments là. Que ce soit envers toi ou envers maman. Pourtant, ce jour-là tu avais besoin d'un adulte sensé. Mais tu ne l'as pas trouvé. Plus tard, il te dira même que toi il te frappait mais pas autant tes frères car "toi tu es une fille, tu peux pas te défendre.".

Tu vas avoir 30 ans et ces souvenirs sont encore vifs. Ça t'arrive encore de t'y perdre pendant des dizaines de minutes mais c'est de moins en moins fréquent.

Tu te souviens de toutes ces choses qu'ils ont détruites: ce costume de fée blanc par exemple que ta maman t'avais cousu pour le carnaval de l'école, en 3eme ou 4eme primaire. Tu étais si heureuse de cette robe blanche et tu ne sais plus pourquoi mais dans un excès de rage, ta maman l'a écartelée, détruite. Tu te souviens de tomber sur les premières marches de l'escalier, en larmes, te rendant compte que la destruction était irrécupérable. Ce souvenir te fait toujours pleurer aujourd'hui alors que factuellement, ce n'est pas le pire.

Tu te souviens de cette rage dans laquelle était entrée ton père plus tard en te reprenant à la gare lors de ta première année de fac, il t'avait donné des coups avec ses poings tout le long du court trajet qui te ramenait chez tes parents, sa lèvre supérieure retroussée de rage. En se garant devant chez lui, il avait attrapé tes cheveux et cognée contre la vitre passager. Puis, te laissant le répis de sa sortie du véhicule, il t'avais traînée par les cheveux pour rentrer dans la maison et t'avait lancé contre le mur. Ton petit frère s'était mis entre toi et lui. Ta mère avait demandé ce qu'il se passait et ton patriarche avait alors expliqué que tu lui avais manqué de respect car tu avais lu le journal le métro dans la voiture. Tu pensais que ta mère allait avoir un élan de lucidité mais elle t'a donné une gifle.

Plus que les coups de poing sur le dos, car ils ne se voyaient pas, les insultes incessantes et les menaces diverses, ces gifles étaient les plus violentes car elles te rappelaient ton insignifiance.

Tu te souviens aussi de cette fois où tu t'étais cachée dans les toilettes, verrouillant à temps la porte pour ne pas recevoir les coups de ton père. Tu étais si petite et il t'a ramené à la réalité: " Tu seras bien obligée de sortir de là un jour, tu ne t'échapperas pas."

Tu te souviens des menaces de suicide de ton père qui préparait des nœuds de pendus et menaçait de passer à l'acte dans la chambre qu'il t'aménageait dans le grenier.

Il y a d'autres souvenirs qui reviennent parfois et tu ne sais pas s'ils sont réels ou non car ils vont plus loin que ce que tu subissais dans tes souvenirs

Peut être n'es-tu pas encore prête à les affronter même si tu deviens plus forte de jour en jour.

Cette année de tes 29 ans, tu as aussi eu accès à ton dossier médical depuis toute petite et ça a été très dur. Très dur de voir que cette maltraitance n'est pas apparue après que tu puisses parler mais bien avant. Que tes parents ont fait preuve d'intelligence pour que les autres ne comprennent pas. Tu pouvais t'en douter car " on sait pas ce qui se passe dans une maison quand les portes et les volets sont fermés" et que " tout ce qui se passe ici reste ici, rien ne sort de cette maison ".

Tu te demandes encore parfois pourquoi ta maman t'a raconté toutes ces années qu'elle avait fait un déni de grossesse avec toi ou que ta grand-mère t'avait insultée de bâtarde à la maternité. Pourquoi ta maman t'avais raconté ça alors que c'est faux.

Tu as encore beaucoup de mal à faire confiance car tes parents arrivent à garder une image de victime tellement lisse qu'ils ont réussi à faire croire que tu étais la grande méchante, celle qui ment. Ce qui est une ironie terrible sachant que ton enfance a été baignée dans le mensonge des adultes. Tu ne comprends même pas pourquoi.

Et ça te fait mal, souvent, mais tu avances tout doucement et tu y arrives, petit à petit.

Tu as peur de devenir comme tes parents même si aucun indice ne va dans ce sens.

Tu te souviens d'entendre ta mère se vanter de ce qu'elle faisait subir à des animaux, tu penses qu'elle jouissait de ce contrôle et de cette souffrance qu'elle infligeait. Tu as compris que tu avais peur de finir comme eux ou encore comme Marc Dutroux ou Michel Martin; attachés dans la cave et torturés à petit feu, un fantasme que ta mère te racontait. Tu rêvais parfois que tu étais à la place de ses victimes et ça te terrorisait. Elle te racontait tous les sévices qu'ils subiraient, de l'ablation lente et progressive de membres au viol sanglant.

Mais aujourd'hui, tu approches de tes 30 ans. Tu es médecin. Tu seras bientôt Pédopsychiatre et même si tu doutes tout le temps de tes capacités, j'espère qu'un jour tu auras plus de moments de confiance que de moments de doute.

Tu as accomplis beaucoup de choses et tu as défié certaines statistiques sociologiques.

Je sais que tu te trouves nulle, une imposteure dont tout le monde va se rendre compte de la médiocrité un jour ou l'autre.

Mais je sais aussi que parfois, ce sentiment s'estompe et tu te sens fière de toi. Je te promets que ces moments vont être de plus en plus fréquents. Tu as trouvé des substitutions, des chemins de traverse. C'est dur, tellement dur. Mais promis, tu vas y arriver. Même si tu en as marre de te battre, d'être forte. Sois patiente, "Trust the process"

Tu auras bientôt 30 ans. Et tu as mérité chaque seconde écoulée et chaque seconde à venir. La seule phrase que tu dois retenir d'eux est: " Tout finit toujours par se savoir."
 

Trust the process.
 

Je t'aime,
 

Emeline